Grand angle
Dans la capitale russe, la Grande-Rue-Communiste va devenir la rue Soljenitsyne. Un baptême polémique autant que symbolique.
C’est l’une des plus belles rues de Moscou. Partant de la place Taganka, et son fameux théâtre, elle aligne plus d’une vingtaine d’hôtels particuliers, rescapés du XIXe siècle avec leurs colonnes, frises et pilastres fraîchement repeints de blanc, sur fonds pastel, jaune, rose ou saumon. Et comme elle est la plus belle, il lui revient de porter les noms les plus illustres de l’Histoire russe. Depuis sa création au XVIIe siècle et jusqu’en 1919, elle s’appelait Grande-Rue-d’Alexis, du nom d’un métropolite de la capitale. Après la Révolution, les bolcheviques la rebaptisèrent Grande-Rue-Communiste. Jusqu’au mois d’août dernier, où sitôt après la mort d’Alexandre Soljenitsyne, la ville de Moscou décida qu’elle porterait le nom de l’écrivain, à compter de janvier 2009. Le déporté du goulag, qui a consacré sa vie à combattre le régime soviétique, est ainsi invité à triompher du communisme. Un symbole extrême, que cette rue illustre à merveille.
La Grande-Rue-Communiste est elle-même un condensé de la Russie d’aujourd’hui. On y croise un bel échantillon du nouveau Moscou : des agents du KGB reconvertis dans le business, des communistes passés maîtres du placement offshore, des popes amateurs de poésie, de riches étudiants et de pauvres retraités…
Au numéro 11, dans l’ancien palais d’une riche famille marchande, Daniel Sorokine est l’une des figures les plus originales de ce nouveau Moscou : ancien communiste, reconverti dans le placement offshore. Il ne reçoit que la nuit, entre 23 heures et 6 heures du matin, dans sa résidence gardée par un dogue énorme et des poissons géants. «En journée, explique ce bel homme de 45 ans, on serait sans cesse dérangé.» Il y a quinze ans, il louait ici un petit sous-sol, avant de racheter peu à peu les étages pour y installer ses bureaux et loger ses sept enfants. Le secret de sa fortune ? «Beaucoup de travail, surtout la nuit», glisse-t-il. Extravagant jusqu’au bout, il est l’un des rares riverains qui préféreraient que la rue garde son nom. «Moi aussi, j’ai été membre du parti. Et je ne le regrette pas, assène-t-il, très chatelain dans sa longue tunique brodée. Le communisme a laissé des traces dans la mentalité et même dans l’âme russe. Il serait bon d’en conserver la mémoire.» D’ailleurs, poursuit ce spécialiste des paradis fiscaux, le communisme n’est pas mort, «il a seulement déménagé»: «Regardez la Chine, où vit un quart de la population mondiale, ou regardez comment Bush prend sous l’aile de l’Etat les plus grandes maisons du capitalisme ! Brejnev doit bien sourire dans sa tombe !» Pour le familiariser avec Soljenitsyne, son père lui a offert les dix volumes de la Roue Rouge. «Mais je n’ai pas le temps de le lire, avoue Daniel. Je préfère me consacrer à étudier le Web programming.» Du plus célèbre dissident, il avoue n’avoir lu qu’«un ou deux livres», lors de ses études aux Etats-Unis : «Les Américains avaient beaucoup de littérature antirusse.»
Soljenitsyne est un «traître». «Non, c’est un héros !» Au numéro 9, parmi les élèves de l’Ecole de la coopération, le débat démocratique est bien devenu une réalité. Dans cet établissement d’élite, où les cours coûtent plus de 1 000 euros par mois, les élèves ne craignent pas d’échanger leurs avis. «Le communisme, c’est notre glorieux passé, l’époque où la Russie fut la plus puissante de toute son histoire. Mais le système n’a pas su se défendre, il s’est effondré avec l’aide des services secrets étrangers», assène Pavel, 15 ans. Pour lui, Soljenitsyne est un «traître, qui avait même appelé à bombarder l’URSS». Dima, 15 ans aussi, bondit de sa chaise : «Tu voudrais vivre sous le communisme ? Qu’on te fusille pour un mot de travers ? Tu voudrais crever de faim ? Le communisme, c’est une honte qui a fait prendre beaucoup de retard à notre pays. Soljenitsyne est un héros.» Et le régime actuel, qu’en pensent-ils ? «Ce n’est pas idéal, mais beaucoup mieux que si on était resté un pays communiste», estime Dima. «Je suis content que Poutine tente de rétablir la grandeur de l’empire», concède Pavel. «La guerre en Géorgie a bien montré que les pays européens, malgré toutes leurs prétentions, ne peuvent rien faire contre nous»,renchérit Sona, une jolie brune à couettes. Sur ce point, tous s’accordent, ou presque : la Russie a eu raison d’intervenir en Géorgie, «elle aurait même dû être encore plus dure», assure Dima, l’anticommuniste. Les enfants russes ont bien changé, se félicite la directrice Tatiana Strounkina : «Ils débattent plus volontiers qu’avant. Pour eux, il n’y a pas de vérité toute faite, tout doit être démontré. Ils posent plus souvent la question : pourquoi ?»
«Punition de Dieu»
A quelques maisons de là, Antonina F., 80 ans, l’une des rares résidentes de ce quartier de bureaux, vit avec moins d’un quart des frais de scolarité de ces enfants de riches. En tant qu’historienne, sa retraite est de 7 000 roubles (à peine 200 euros). Elle est restée communiste de cœur, «car l’homme ne peut vivre sans idéal», mais reconnaît qu’elle ne vit pas trop mal aujourd’hui, malgré sa petite pension. Sur la «démocratie», elle ne se fait guère d’illusions : «J’en veux aux dirigeants communistes qui ont conduit le pays à sa perte. Et ce sont souvent les mêmes, au pouvoir aujourd’hui.» Depuis les années Eltsine, elle ne vote plus, ni ne siège à la commission électorale de son quartier : «Les élections sont truquées. Je ne veux pas qu’on puisse me traiter de crapule comme tous ces gens qui font des manipulations.»
Au numéro 15 de la Grande-Rue-Communiste, sur la cathédrale Saint-Martin-le-Confesseur, le nom a déjà changé : Grande-Rue-d’Alexis, annonce une plaque apposée par lespopes après que Poutine en personne eut constaté qu’une si belle église, rue du Communisme, cela faisait curieux. En soutane noire, le père Valery, 38 ans, se félicite du prochain changement de nom : «le communisme était une punition de Dieu.» Après la Révolution de 1917, cette église, comme des milliers d’autres, fut fermée et transformée en entrepôt. Sous ses hautes voûtes, six étages de livres étaient stockés. Quinze ans après la restitution au culte, l’église a retrouvé ses fresques et icônes, comme si de rien n’était. Ou presque… Cet après-midi, un jeune homme bien mis s’approche du père Valery, l’air tout droit descendu d’une grosse voiture, et pressé. «Je voudrais faire baptiser mon fils dimanche prochain», annonce-t-il. «Je voudrais vous voir la veille pour parler du sens du baptême. C’est un sacrement important, qu’il faut faire correctement», répond le père Valery. Le visiteur trépigne : «Mais nous sommes des gens corrects ! Dites-moi si c’est d’accord pour dimanche, je dois lancer mes invitations.» L’homme reparti, le religieux soupire : «A l’époque soviétique, on baptisait sitôt que quelqu’un se présentait dans une église, de peur qu’il ne puisse revenir. Aujourd’hui, on aimerait que les gens s’investissent davantage dans le sens du baptême, mais la plupart ne semblent s’intéresser qu’à la forme.»
Sept décennies de communisme ont causé de profonds dégâts dans la société russe : «Moi-même, je ressens comme un poids, avoue le prêtre, je ne me sens pas totalement libre, j’ai gardé cette censure intérieure, qui était la marque de l’URSS.» Cela ne l’empêche pas d’apprécier le chemin parcouru ces dernières années. «Comme l’écrit le poète Alexandre Blok, dans «les Scythes» : "Oui nous sommes des Asiates. Aux yeux avides, aux yeux bridés."La Russie est un pays asiatique, reprend-il. Cela n’a pas de sens pour nous de copier les valeurs européennes postmodernes. La Russie doit tracer son propre chemin.»
Hache et rongeurs
Plus loin, le numéro 29, un des plus beaux hôtels particuliers de la rue, où naquit l’homme de théâtre Constantin Stanislavski, est maintenant un repaire d’ex-agents du KGB. Une demi-douzaine de firmes de sécurité y sont enregistrées, regroupées sous la holding Oskord («la hache», en vieux russe). Présidée par l’épouse d’un député qui, sur le papier, ne peut apparaître comme le vrai patron, la société offre une cohorte de services seyant au business moderne en Russie : conseil juridique, audit, gardes du corps, protection contre les raids… Victor Popov, son vice-président, ne fait pas mystère de ses années de service au KGB : «Nous défendions les intérêts de l’Etat. Des services secrets, il y en a toujours eu partout, depuis le temps de Jésus-Christ !» Tout de même, Soljenitsyne n’était-il pas son «ennemi numéro 1» ? «Des ennemis de la sorte, nous en avions beaucoup, relativise l’ancien espion, qui assure avoir lu son œuvre à l’époque soviétique et apprécié qu’il «dise la vérité».Communiste quand il le fallait, Victor Popov s’est mué en parfait capitaliste : «L’homme est un être égoïste, il s’adapte au système pour y trouver son confort matériel et psychologique»,explique-t-il.
De l’autre côté de la rue, dans un immeuble plus modeste, on trouve enfin le premier magazine au monde consacré aux… rongeurs, Gryzlandia. «Un projet unique», se rengorge sa rédactrice en chef, Irina Froumer, en feuilletant sa collection où rats, souris, octodons et autres chinchillas posent sur papier glacé. «Aujourd’hui en Russie si tu as la tête sur les épaules, tu peux vraiment faire ce que tu veux, développer n’importe quel business», dit-elle. A l’époque communiste, elle était une simple géomètre, et n’appartenait pas au parti. Sa famille fait plutôt partie des victimes du communisme : «Mon grand-père était au goulag, mais comme des centaines de milliers d’autres déportés, il n’en parlait jamais.» Pour cela, elle apprécie Soljenitsyne, le premier qui eut le courage de parler.
газета "Liberation", от 26 сентября 2008